L’eau puissance divine?
«Et de son menton barbu jaillissaient des sources.» Jeune fille, Déjanire est convoitée par un étrange prétendant: Achéloos, un fleuve qui se trouve être aussi à la fois un dieu, un taureau, un serpent, un humanoïde à tête bovine
Au début des Trachiniennes (une pièce jouée pour la première fois à Athènes entre 420 et 410 avant notre ère), Sophocle met en scène la future épouse d’Héraclès, qui évoque les circonstances de son mariage malheureux. La jeune fille préfère mourir plutôt que de vivre une telle union. Or voici que survient le fils d’Alcmène et de Zeus – un mortel encore, mais destiné à devenir un dieu: Héraclès combat l’immortel Acheloos, le fait reculer, et épouse à son tour Déjanire. Théâtre, poésie, imaginaire?
Les paysans de la Grèce ancienne disent des pluies accompagnées d’éclairs qu’elles sont fertilisantes. Ils ont de cette fertilité une conception moins scientifique, mais beaucoup plus concrète que la nôtre, et vivent les éclairs comme des manifestations divines. Zeus fulmine et pleut, le Ciel est amoureux de la Terre: le mâle aspire à pénétrer la glèbe, autant que la Terre, elle, aspire à l’étreinte de son amant. La pluie est enfin accueillie, et saluée, comme une preuve irréfutable du pouvoir de la déesse Aphrodite non seulement sur les humains et les bêtes, mais sur la totalité du cosmos.
Même après le développement des connaissances géologiques, certains Anciens continuent, nous dit Plutarque, de soutenir que les eaux souterraines ne proviennent pas de réservoirs naturels: si des sources jaillissent, c’est le résultat d’une genèse qui s’opère à cet endroit, «parce que la matière terrestre se change en eau». Pour eux, il en va des sources comme des seins nourriciers, lesquels sont perçus comme des organismes vivants élaborant la nourriture et fabriquant le lait qu’ils sécrètent. Ils le font d’autant mieux, d’ailleurs, que l’enfant les pétrit. De même, pour faire surgir une source, faut-il travailler la terre. On appellera cela de la poésie. Pour les Anciens, il ne s’agit pas d’imaginaire, mais bien d’un savoir. On est ici à la fois en régime de poésie et d’animisme. Rappelons que des fleuves sont reconnus de nos jours comme des entités vivantes, des personnes morales, chez les Maorisde Nouvelle-Zélande ou certaines populations indiennes de l’Himalaya. En ces temps d’anthropocène,il peut être utile de voyager sur cette piste d’ontologie (et de mythologie) polythéiste.
Philippe Borgeaud, Département des Sciences de l’Antiquité, Université de Genève
Illustration: Hercule combattant l’hydre de Lerne, Giulio Bonasone (1531-76)